• LE MONDE ECONOMIE | 02.12.02 | 15h55
Pensée économique


Wicksell, l'épargne et l'investissement

Face à la langueur économique, l'Europe se tourne vers son banquier central et lui demande les moyens de la relance tandis que celui-ci, constatant une inflation supérieure à 2 %, maintient ses taux inchangés. Ces débats autour de la politique monétaire marquent l'aboutissement d'une évolution qui a fait passer la monnaie du statut de simple moyen d'échange à celui de facteur essentiel de la politique économique. C'est ainsi que si, aujourd'hui, tout le monde supplie ou morigène les banquiers centraux, il y a deux cents ans, Ricardo ne voyait dans l'augmentation d'une masse monétaire alors constituée d'or qu'un phénomène géologique. Le premier à avoir perçu cette mutation et à en avoir tiré des conséquences significatives est un théoricien de la fin du XIXe siècle nommé Knut Wicksell.

Il naît en 1851 dans le nord de la Suède, dans une famille de paysans pauvres. Son destin naturel est de devenir bûcheron, mais le pasteur de son village obtient une bourse qui lui permet de prolonger ses études. Elève brillant, il pense devenir professeur de mathématiques quand il décide de réorienter sa vie. Une conférence de l'Autrichien Böhm-Bawerk le mène à l'économie tandis que ses amitiés étudiantes le conduisent à s'engager politiquement vers l'extrême gauche et à rompre avec l'Eglise luthérienne. Il rejoint ainsi le diable qu'il va désormais devoir tirer par la queue. Il gagne en effet petitement sa vie grâce à des travaux précaires de pigiste et de conférencier. Il acquiert une certaine notoriété quand il publie Valeur, capital et rente en 1893 et surtout Intérêt et Prix en 1898.

Si ses premiers écrits sont un exposé clair mais peu original des thèses marginalistes, Intérêt et Prix apporte une approche nouvelle de l'économie et notamment de l'inflation. Il part de deux constats. D'abord, alors que la théorie néoclassique raisonne en termes d'équilibre et prévoit une convergence vers un système stable de prix, cette convergence ne se voit jamais dans la réalité. Ensuite, alors que la théorie établit que le prix se fixe en fonction de la structure des coûts, Wicksell, s'inspirant des interrogations de Ricardo sur l'évolution du prix du porto, constate qu'un bon vin voit son prix croître avec le temps sans aucun travail ni aucun coût induit et en déduit que la théorie économique ne tient pas assez compte du temps.

Il propose donc de construire son analyse autour du taux d'intérêt en tant que mesure des conséquences du temps. En particulier, il considère comme fondamentale l'égalité entre l'épargne et l'investissement. Fondamentale parce que la confrontation entre l'épargne et l'investissement détermine le taux d'intérêt ; parce que l'investissement, en augmentant le stock de capital, fournit les moyens de la croissance ; parce qu'une distorsion entre la volonté des épargnants et celle des investisseurs peut se résoudre par l'intervention d'un troisième acteur, le banquier, qui par le crédit et donc la création monétaire supplée au manque d'épargne.

Wicksell démontre ainsi que la monnaie n'est pas neutre, qu'elle n'est pas qu'un moyen d'échange. Le crédit, qui est à l'origine de la création de monnaie scripturale, finance l'investissement et donc la croissance. Quant à l'inflation, elle est la mesure des erreurs des banquiers qui ont financé des projets qui n'ont pas abouti et mis en circulation, par ce biais, une quantité de monnaie qui ne trouve pas son pendant sous forme de création de richesse.

VIGILANCE

Pour corriger cette situation, la banque centrale utilise la politique monétaire. En jouant de la quantité de billets qu'elle accorde aux banques et du coût qu'elle leur impose pour cette mise à disposition, elle les amène à modifier les taux qu'elles pratiquent et, par-delà, à faire montre de plus de vigilance dans leurs prêts. Au final, il existe dans l'économie deux taux d'intérêt : celui que Wicksell qualifie de "naturel" qui égalise épargne et investissement, et celui pratiqué par les banques qui dépend de la politique monétaire et qui favorise ou limite le crédit.

Bien qu'il occupe à partir de 1901 une chaire d'économie à l'université de Lund et que ses leçons d'économie politique publiées en 1901 deviennent un livre de référence en Suède, Wicksell a du mal à se faire connaître hors de son pays. Sa reconnaissance internationale, il la doit à un événement singulier. Démographe, il défend les idées de Malthus et milite pour la limitation des naissances. Lors d'un congrès en 1908, il appelle à la retenue des couples et, exprimant un doute sur la possibilité pour une vierge de donner la vie, ironise sur le Saint Esprit. L'Eglise luthérienne porte plainte pour blasphème : il passe huit mois en prison... Meurtri par ce triste épisode, il se réfugie dans la technique économique, et obtient un poste d'administrateur de la banque centrale suédoise. Il meurt en 1926, laissant de nombreux disciples en Suède et en Angleterre qui, à l'instar de Keynes et du cercle de Cambridge, vont fonder la politique économique du XXe siècle.

par Jean-Marc Daniel